TRENDS IN TECHNOLOGY | Peter Hinssen


1 CEO/CMO sur 3 indique qu'il n'a pas le plein contrôle sur la sécurité de ses données.
La protection des données reste donc une préoccupation importante.
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LE RÉSEAU EST PLUS INTELLIGENT QUE L’HOMME

Big data, algorithmes et réseau : cette nouvelle trinité technologique remodèle plus que jamais le monde. L’avenir est à celui qui comprendra ce qui arrive droit sur nous, à toute vitesse. Peter Hinssen jette un regard sur demain – à moins que ce ne soit déjà aujourd’hui ?

La technologie transforme notre mode de vie à une vitesse inouïe. Et de manière disruptive, qui plus est. Selon vous, ne sommes-nous encore qu’à mi-chemin ? À quoi devons-nous encore nous attendre ?

PETER HINSSEN : « À un tas de choses, bien sûr. Je me limiterai à quelques-unes. La technologie s’insinue dans notre quotidien au point d’en faire partie intégrante. Ces changements s’opèrent de plus en plus vite, car notre monde est à l’ère des réseaux. Les gens qui comprennent bien le paradigme du réseau entrent dans une tout autre phase. Nous connaissons tous l’exemple d’Uber : en cinq ans à peine, cette entreprise est parvenue à se hisser au rang d’acteur mondial en comprenant parfaitement le réseau et en choquant l’opinion publique. C’est impressionnant ! À titre de comparaison, vous rappelez-vous le temps qu’a mis Walmart pour devenir une marque mondiale en étant nice to customers ? Cinquante ans ! Ces acteurs basés sur le réseau et qui envisagent le modèle sous un angle totalement différent adaptent leurs modèles d’affaires plus rapidement parce qu’ils comprennent le réseau. »

"WALMART A MIS 50 ANS POUR DEVENIR UNE MARQUE MONDIALE EN ÉTANT « GENTILLE AVEC LES CLIENTS ». UBER A CHOQUÉ L’OPINION PUBLIQUE ET CONQUIS LE MONDE EN 5 ANS."

L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE EST UNE RÉALITÉ

Qu’entendez-vous par « comprendre le réseau » ?
PH : « Trois choses : le big data, les algorithmes et l’effet de levier du réseau. Ce sont des éléments technologiques que nous ne pouvons plus ignorer. Les informations sont de plus en plus précieuses et évoluent rapidement vers le concept de données en temps réel, qui consiste à disposer des informations pertinentes au moment où nous en avons besoin. C’est essentiel. Uber le fait parfaitement en tenant compte de circonstances diverses : météo, embouteillages, pic mensuel du trafic, fin des séances de cinéma… Ils sont littéralement au courant de tout et exploitent ces informations en temps réel. »
« Deuxième vecteur clé des changements technologiques : l’identification de modèles pour y associer intelligemment des algorithmes. L’intelligence artificielle et le machine learning – ou apprentissage automatique – deviennent des éléments cruciaux à tous les niveaux de toute organisation, notamment la stratégie et le marketing. »
« De nombreux marketeers s’estiment déjà heureux quand ils créent une vidéo virale. Or cela ne suffit pas pour exploiter intelligemment la puissance du réseau. Le réseau est une métaphore des effets non linéaires et de la croissance exponentielle. Le cerveau humain n’est en fait pas capable d’en saisir la signification. Notre cerveau est unilatéral et linéaire. Il n’est pas du tout conçu selon le concept de réseau.
Si je vous demande de faire trente pas, vous vous les représentez facilement : cela correspond à trente mètres. Si je vous demande à présent de faire trente pas dans la logique du concept de réseau – de manière exponentielle –, soit un pas, puis deux, puis quatre, puis seize…, vous n’aurez pas parcouru trente mètres en trente pas, mais vous aurez fait un aller-retour sur la lune, plus quelques tours du globe. Notre cerveau est ‘branché’ de manière linéaire, ce qui n’est pas le cas de la génération technologique suivante. Tout ce qui concerne le big data, les algorithmes intelligents et les réseaux s’impose à nous à toute vitesse. Nous parlons d’intelligence artificielle depuis cinquante ans (‘les machines seront-elles plus intelligentes que l’homme ?’) ; aujourd’hui, c’est une réalité. »
« Il y a quarante ans, les scientifiques décrivaient parfaitement les réseaux neuraux, mais à l’époque, nous n’avions pas le cheval-vapeur, la puissance. J’ai récemment entendu une jolie métaphore : c’est comme le fait de voler. Plus de cent ans avant le premier vol des frères Wright (1903), la loi de Bernoulli avait parfaitement décrit la manière dont cela se passerait (grâce à la forme des ailes), mais nous
n’avions pas suffisamment de puissance. Orville et Wilbur Wright sont parvenus à monter un moteur de neuf chevaux sur une aile, ce qui leur a permis de voler pour la première fois… alors qu’on savait comment faire depuis plus d’un siècle. Nous sommes actuellement dans une phase technologique : nous disposons subitement de ce moteur de neuf chevaux. Voilà cinquante ans que nous connaissons la loi de Moore, selon laquelle la capacité de la technologie est multipliée par deux tous les dix-huit mois. Nous en sommes aujourd’hui au point des frères Wright, nous avons l’équivalent de leur moteur : l’intelligence artificielle. C’est un peu inquiétant, car un tas de choses s’effectuent en un clin d’œil. J’ai récemment assisté à une conférence passionnante du professeur Pieter Abbeel – un Belge – à l’université de Berkeley (Californie). Il compte parmi les plus éminents leaders d’opinion dans le domaine du machine learning. Il a acquis une renommée mondiale grâce à un robot capable de replier des vêtements à la perfection. Il y a deux ans, il fallait encore des heures de calcul au robot pour y parvenir. Aujourd’hui, il ne lui faut plus que quelques secondes. Grâce à l’équivalent du moteur de neuf chevaux, des tâches autrefois réservées à l’homme peuvent être reprises en masse par les machines. »

"NOTRE CERVEAU EST UNILATÉRAL ET LINÉAIRE. IL N’EST PAS DU TOUT CONÇU SELON LE CONCEPT DE RÉSEAU."

NI COMPTABLE, NI AVOCAT

Qu’est-ce que cela signifie concrètement pour les marketeers ?
PH : « Prenez Google. L’entreprise a fait fortune grâce aux mots clés, mais dans les années à venir, l’idée générale de la publication d’annonces s’articulera entièrement autour des algorithmes. Aucun être humain ne devra plus se poser la question de savoir où il serait utile de placer telle ou telle publicité. Nous allons connaître une vague d’innovation qui mettra en péril de nombreux emplois que nous considérons encore comme sûrs. Alors que nous craignions pour l’avenir des cols bleus, les ouvriers qui ont vu disparaître leur emploi à la suite de la robotisation, les cols blancs sont désormais encore plus menacés. On n’est plus en sécurité derrière un bureau. »

"NOUS ALLONS CONNAÎTRE UNE VAGUE D’INNOVATION RADICALE QUI METTRA EN PÉRIL DE NOMBREUX EMPLOIS QUE NOUS CONSIDÉRONS ENCORE COMME SÛRS."

La nouvelle technologie menace, certes, de prendre la place de nombreux travailleurs actuels, mais n’ouvre-t-elle pas en même temps à l’homme les portes de la créativité et de nouvelles tâches ?
PH : « Il est clair que nous avons besoin de compétences typiques pour travailler dans ce nouveau monde. En termes pédagogiques, on parle de STEM (science, technology, engineering and mathematics : science, technologie, ingénierie et mathématiques) : ce sont les compétences essentielles. La Silicon Valley manque cruellement de profils qui comprennent ce genre de choses. L’industrie cherche désespérément des data scientists, mais il n’y en a tout simplement pas. Les emplois STEM seront particulièrement attractifs. »
« En contradiction, on aura grandement besoin de créatifs qui envisagent tout sous un angle différent, presque philosophique. Si plus de la moitié des collaborateurs Google sont des nerds endurcis, des collaborateurs STEM au carré en quelque sorte, il y a aussi de brillants esprits qui possèdent, par exemple, un doctorat en Histoire médiévale. Le contraste n’est en réalité pas si grand, car celui qui a étudié l’Histoire a appris à remettre les choses en perspective, à analyser et à établir des liens à un niveau hautement abstrait. »

Doit-on y voir un défi pour l’enseignement ?
PH : « Avant, les choses étaient claires : ‘Choisissez la comptabilité, on aura toujours besoin de comptables.’ Or s’il y a une fonction qui sera entièrement automatisée, c’est bien celle-là. Idem pour le droit. Le big data, les algorithmes et les réseaux peuvent tout à fait le remplacer. La profession d’avocat sera complètement chamboulée. Je ne suis pas pessimiste pour autant. Les gens sont suffisamment intelligents pour identifier de nouvelles perspectives. Notre vision de l’enseignement et du travail sera toutefois refragmentée en profondeur. »

"SI LES GENS SONT SUFFISAMMENT INTELLIGENTS POUR IDENTIFIER DE NOUVELLES PERSPECTIVES, L’ENSEIGNEMENT ET LE TRAVAIL SERONT TOUTEFOIS REFRAGMENTÉS EN PROFONDEUR."

DES LAPINS PÉTRIFIÉS

L’impact social ne sera néanmoins pas minime.
PH : « Non, mais nos inquiétudes ne visent pas toujours les bons aspects. Reprenons l’exemple d’Uber, un service très disruptif qui a été interdit à Bruxelles – à mon avis, par des gens qui ne l’ont jamais utilisé. En fait, l’avenir d’Uber ne réside pas dans les taxis. Quatre ou cinq universités de renom se consacrent au machine learning dans le monde, entre autres Carnegie-Mellon (également la référence mondiale dans le domaine de la voiture autonome). Uber a racheté son département ‘voitures autonomes’, soit 49 chercheurs de haut niveau. Et de quelle manière !
Uber a multiplié par cinq le salaire de tous les collaborateurs et leur a assuré qu’ils pourraient continuer à travailler à cet endroit en rachetant aussi le bâtiment voisin. Ces collaborateurs de haut vol sont désormais tous rémunérés par Uber. »
« Oui, l’impact social sera gigantesque. Mais je le répète : je ne suis pas pessimiste. Tout ne va pas changer pour autant : nous aurons encore besoin de petits pains, de plantes pour le jardin
et de lits pour dormir. Tout ne sera pas numérisé, mais certains secteurs seront bouleversés. »

Ne devons-nous donc pas abandonner l’idée selon laquelle tout le monde doit travailler pour gagner sa vie ? Aujourd’hui, le travail reste important pour l’estime
de soi, mais devra-t-il encore en être ainsi à l’avenir ?

PH : « Selon moi, San Francisco est l’épicentre de ces changements. C’est la ville de demain, car la technologie y est devenue monnaie courante. L’économie des services repose actuellement sur le fait que tout le monde est connecté au réseau. Dans ce contexte, le smartphone est le prolongement de l’individu. À San Francisco, certains habitants n’ont pas de voiture parce qu’ils n’en ont tout simplement plus besoin. Pourquoi se soucier des parkings et d’autres problèmes alors que vous pouvez commander un Uber d’un simple clic ? Le transport y est repensé, de même que les courses. Instacart est une appli qui vous permet de faire votre liste de courses. Comme avec Uber, des particuliers arrondissent leurs fins de mois en vous livrant ce dont vous avez besoin. »
« L’idée de ‘travail’ gagne en flexibilité. Le travail englobe une série de missions et d’engagements temporaires. Cette refonte du travail aura un impact considérable. Aujourd’hui, les plus de quarante ou de cinquante ans ont généralement plusieurs emplois à leur actif. À l’avenir, les gens auront, à cet âge, exercé des dizaines, voire des centaines de métiers. »

Les grandes entreprises n’auront-elles pas un gros problème ? Les nouveaux venus disruptifs sont généralement lean and mean, mais qu’en est-il des entreprises existantes qui devront faire face au changement et qui ont parfois une longue histoire ?
PH : « Le problème des grandes entreprises ne vient pas de l’absence d’accès au capital, au talent ou à la technologie, mais bien de la lenteur du travail. Elles restent tournées vers le 20e siècle, où tout se passait relativement calmement. Aujourd’hui, les choses s’accélèrent. Les grandes entreprises s’en rendent compte et se disent : ‘Nous allons désigner une personne pour prendre en charge cette innovation radicale.’ Je peux vous assurer que ce sont des gens très intelligents, mais généralement les plus isolés dans ces entreprises. Chaque entreprise devrait avoir un disruption committee au sein de son conseil d’administration et ne pas se préoccuper de rester dans les clous ou de suivre les règles. De nombreuses entreprises sont brillantes quand il s’agit de respecter les règles, mais le jour où elles devront changer rapidement et repenser le fonctionnement de leurs relations client, de leurs réseaux et de leurs technologies, elles seront comme des lapins qui fixent, pétrifiés, les phares d’une voiture qui arrive à toute vitesse. »

"LE PROBLÈME DES GRANDES ENTREPRISES NE VIENT PAS DE L’ABSENCE D’ACCÈS AU CAPITAL, AU TALENT OU À LA TECHNOLOGIE, MAIS BIEN DE LA LENTEUR DU TRAVAIL."

 

PETER HINSSEN : PORTRAIT

Peter Hinssen compte parmi les plus grands experts européens en matière d’innovation disruptive. Il a fondé cinq entreprises prospères en quinze ans, nexxworks étant la plus récente. Hinssen enseigne dans plusieurs écoles de commerce internationales, notamment la London Business School. Il est aussi membre du comité consultatif du « Center for Digital Transformation » de l’université de Californie. Cet expert fait partie de « Digital Minds for Belgium », une initiative du ministre de l’Agenda numérique, Alexander De Croo. Il a écrit son dernier livre, « The Spirit of the Valley », en collaboration avec Harry Demey et Steven Van Belleghem.